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Kêr en Pays nantais : une histoire graphique mouvementée.

Dernière mise à jour : 4 mai

     


Le mot kêr constitue de toute évidence l’élément le plus emblématique de la toponymie bretonne, et pour cause : il est présent dans environ 20 000 noms de lieux de Bretagne.

 

Dérivant selon Joseph Loth du celtique *kagr- « lieu clos »[1], kêr a été massivement employé, surtout après l’an mille, au sens de « hameau, village, domaine rural » ; il est presque toujours suivi d’un nom de personne. Il se note aussi en position finale dans certains composés : nous verrons des exemples de  rakkêr « faubourg, place à la sortie d’un village », pennkêr « hameau, bout de ville » et kozh kêr « vieille ville ».

 

La zone de forte densité des noms de lieux en kêr s’étend à l'ouest d’une ligne joignant à peu près Saint-Nazaire à Saint-Brieuc, c’est-à-dire dans la zone où le breton s’est maintenu jusqu’à l’époque moderne. Cette densité est remarquable au pays de Guérande : la seule commune d’Herbignac en compte une centaine (carte IGN au 1/25 000e + cadastre napoléonien). Ailleurs en Pays nantais, kêr est rare mais se remarque assez loin vers l’est sous la forme Car qui est habituelle en Haute-Bretagne ; il explique même un toponyme situé à Nantes.

 

Si l’orthographe Ker est aujourd’hui une évidence, il n’en a pas toujours été ainsi, loin s’en faut. Nous allons maintenant détailler les multiples graphies utilisés en Pays nantais au cours des siècles.

 

 

  

861 : Kaer

 

La plus ancienne graphie attestée en Pays nantais est Kaeruuen en 861 à Piriac-sur-Mer (auj. Kervin)[2]. Kaer exprime la prononciation /kaèr/ du vieux breton, où se note une diphtongue héritée de l’évolution de *kagr-.

 


XIIe siècle : Quer, Qer, Car

 

Notre fil chronologique, par manque d’attestations, fait un bond en avant de près de trois siècles.

 

En zone bretonnante, aux abords de la Vilaine[3], nous relevons Querraol ca. 1115-1130 puis Qerraol ca. 1160-1169 à Nivillac (auj. Kerroux), Quernuic à Saint-Dolay ca. 1169-1170[4] (auj. Kernevy), et Quermarin en 1260 à Camoël[5] (auj. Kermarin). -Qu- sert alors à restituer le son /k/.

 

En 1123, la forme latinisée Carcafagus pour Carquefou indique que kêr est prononcé /kar/ là où le breton n’est plus parlé[6] ; cela est toutefois relativisé par la forme Querquefou de 1272[7].

 


1269 : Quar

 

Quarquoet à Nantes en 1269[8] (auj. Carcouët) confirme la généralisation du graphème -qu-. La graphie Quar se note cependant bien plus tard : elle motive Quarquefou en 1599[9] pour Carquefou à nouveau, et n’est pas propre à la région de Nantes comme en témoignent Quarvarin en 1415 à Mesquer[10] (auj. Kervarin), Quardurant en 1435 à Saint-Nazaire[11] (auj. Cardurand), Quarnazal en 1441 à Escoublac[12] (CN Le Kernias°, cf. Quernazail infra), Quarlieuc en 1602 à Saint-Nazaire[13] (toponyme disparu) et Quaruhelle en 1635 à Nivillac[14] (auj. Truhel, toponyme noté Ꝃhuelle en 1608).

 


1382 : Q͡r


Selon toute vraisemblance, Quer demeure en usage au pays de Guérande entre le XIIe siècle et la fin du XIVe, période à laquelle remontent les plus anciens documents de la série B des Archives départementales de Loire-Atlantique.

 

Ceux-ci révèlent un fait notable : le nom de famille de Q͡r Peison en 1382 à Escoublac (auj. Kerpoisson en Saint-André-des-Eaux), Q͡r Gozet en 1385 à Guérande (toponyme disparu), Q͡r Savari en 1392 à Guérande (auj. Kersavary) et Q͡r Nazail en 1392 à Escoublac[15] (CN Le Kernias°) affichent une abréviation inédite de Quer. Les lettres qr y sont surmontées d’un tirant, d’une barre horizontale ou d’un tilde ; au XVe siècle, une courbe ascendante diversement placée est adjointe (cf. illustrations ci-dessous). La forme intégrale et l’abrégée peuvent être employées dans le même document.

 

Q͡r s’utilise y compris lorsque kêr n’est pas à l’initiale : ainsi kozh kêroù « les vieilles villes » est noté Codz Q͡rrou en 1395 à Saint-André-des-Eaux[17] (CN Les Goscairauds°).

 

Concernant la forme non abrégée Quer, sont notamment à signaler avant 1400 Quer Iacob en 1385 à Guérande (auj. Kerjacob), Quernazail en 1392 à Escoublac ou encore Quer en Boure en 1394 à Saint-Lyphard[18] (auj. Kerbourg).

 

 


                                                                

1386 : Kar

 

La lettre k est enfin de retour pour noter kêr en Pays nantais, tout du moins dans notre documentation.

 

Un nom de famille est orthographié Karvarin en 1386 dans la région de Guérande[19]. En pays gallo, Carguemé en Plessé est noté Karguemer en 1429 et 1478[20], et Caratel en Saint-Vincent-des-Landes Karantal en 1545[21]. Se relèvent Karhen ou Karehen en 1458 à Saint-André-des-Eaux dans le document où apparaît Kaer(r)ehen ci-dessous, dans la même paroisse Karmena en 1429 (toponyme disparu) et Karbinet en 1461 (CN Kerbinet°)[22], Kargourbel ou Kargoubel en 1585 à Piriac-sur-Mer[23] (auj. Kergobel), etc. Ces dernières formes, issues comme Karvarin de paroisses alors bretonnantes, expriment visiblement la prononciation /kar/. Celle-ci est parfois notée Car dans le même secteur : Carbardoul en 1417 à Mesquer (toponyme disparu), nom de famille de Carcabus en 1499 à Saint-André-des-Eaux (auj. Kercabus en Guérande), Carcabellec en 1561 à Mesquer[24] (auj. Kercabellec), etc.

 

Les notations en Car et Quar de toponymes de la zone bretonnante résultent sans doute de l’influence romane de l’administration ducale.

 


1395-XVIe siècle : Kaer et variantes Quaer, Caer

 

La graphie du vieux breton apparaît assez fréquemment au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, avec un pic dans la première partie du XVe siècle.

 

Se notent Kaereven ou Kaerevein en 1395 à Guérande (auj. Kervin), Kaernelis en 1395 et Kaer en Ylis en 1475 à Mesquer (CN Kernilly°), de Kaerpeisson en 1399 à Saint-André-des-Eaux et 1404 à Saint-Nazaire[25], Kaer Guennel (auj. Kervenel), Kaer Vaudu (auj. Kervaudu) et Kaer Pichonnet (toponyme disparu), tous trois en 1418 au Croisic[26], Kaer(r)ehen, Kaerhen en 1428 et Kaerehen en 1458 à Saint-André-des-Eaux[27] (CN Les Kerhins°), Kaermoisan en 1477 à Batz-sur-Mer (auj. Kermoisan), le lieu au Codzkaer en 1491 à Saint-Lyphard (CN Le Kosqué°)[28], de Kaerrouaud  en 1499 à Guérande[29], etc. Un nom de famille noté Quer en 1385 et de Quer en 1509 est orthographié de Quaer en 1516 au Croisic[30]. Enfin, les graphies Quaer en 1538 puis Caer en 1538 et 1557 à Assérac[31] (auj. Caire) paraissent être l’ultime résurgence de cet archaïsme, kêr ne se prononçant plus /kaèr/.

 


1395 : Ꝃ ou K barré


La fin du XIVe siècle marque non seulement un regain de popularité du k en Pays nantais, mais aussi et surtout l’apparition dans nos sources du fameux K barré. Il se montre à partir de 1395 dans ꝂSavari à Guérande[32] (auj. Kersavary), sous une forme stylisée plus proche de "K&" que de Ꝃ et, à vrai dire, d’un rendement discutable en termes d’abréviation (cf. illustration ci-dessous).

 

À cette date, l’hésitation est patente quant à la façon d’écrire kêr : on lit Q͡r Savari à ligne précédente et Kaernelis plus haut[33]. Les clercs guérandais semblent encore peu familiers avec le K barré puisqu’il faut attendre 1404 pour le voir réapparaître dans les noms de famille de Ꝃroaut et de Ꝃderien[34] (auj. Kerrouault en Férel et Kerdréan en Batz-sur-Mer), mais les documents de cette époque sont rares.


 

Observations sur le K barré

 

Tout d’abord, le K barré n’est devenu que tardivement une spécificité bretonne. C’est à l’origine une abréviation du latin médiéval destinée à des mots en ka- : kalendas, kapitulum.

 

Depuis quand recourt-on à ce sigle pour abréger kêr ? Une recherche rapide dans le fonds du Trésor des Chartes des ducs de Bretagne[35] nous a permis d’en trouver des attestations du XIVe siècle, dont une de 1300 (cf. illustration ci-dessous). Sauf coïncidence extraordinaire, des occurrences plus anciennes restent à découvrir.

 

Les documents du XIVe siècle suggèrent par ailleurs que le K barré est à l’origine une abréviation de Kaer et non de Ker, ce qui ne fait certes pas grande différence si l’on postule que les deux restituent alors /kèr/. Toutefois, K@moan de 1300 (cf. illustration ci-dessous) semble être pour *Karmoan. Cette forme est tirée d’un document établi à Muzillac (56), en Basse-Bretagne à l’époque, dans lequel figurent par ailleurs des formes pleines en Kaer mais aussi une en Kar[36]. Le sigle @ y abrège les groupes -ar- et -ra- : on a notamment q@rterons pour quarterons.

  



 

Signalons ensuite que le K barré n’est pas réservé à kêr dans les documents anciens. Assez logiquement, il peut s’appliquer aux noms en Car du pays gallo : Cadréan ou Cardréan à Montoir-de-Bretagne est noté Ꝃdrean en 1534, Carcouët à Nantes Ꝃcouet en 1522[40], etc. Mais, par analogie, son usage s’étend aux noms et mots commençant par /kèr/ et /kar/ qui ne sont pas formés avec kêr, dont Clos Ꝃrisec en 1466 à Guérande (de kerizeg « cerisaie », Clos du Quiriseuc en 1460 ; auj. Clos du Kerisé), Ꝃresme pour carême de façon régulière, le nom de famille Le Ꝃquer pour Le Querquer à Piriac en 1572, Cardinal à Guérande noté Ꝃdinal en 1553[41]... Il s’applique même à la syllabe /ka/, conformément au latin médiéval, comme en témoignent des centaines d’occurrences de Ꝃtherine pour Catherine. Enfin, à l’instar de Q͡r, le K barré ne s’emploie pas qu’à l’initiale : on a Le CodzꝂ en 1479 à Saint-André-des-Eaux[42] pour kozh kêr (toponyme disparu).

 

Pour des informations complémentaires sur le K barré, notamment son usage dans les noms de famille, on se reportera à Yann Riou, Le K barré d’hier à aujourd’hui (Association Lambaol, Lampaul-Plouarzel 1992). Une étude plus complète sur le sujet est en cours de préparation par le même auteur.

  


                                                   

 

1412-XVIIIe siècle : diphtongaison de kêr ?

 

Caire en Assérac est noté Quaer en 1538, Caer en 1538 et 1557, puis Ꝃer en 1557 (cf. infra). En revanche, les formes Q͡ir de 1412, soit *Queir, Quayr de 1538 et 1574, Quair à partir de 1547, Cair à partir de 1562, Cayr de 1574, Kair de 1612 et 1709 et enfin Caire de 1697 à nos jours[43] expriment selon toute vraisemblance une ancienne diphtongue.

 

Il est peu probable que ce toponyme asséracois soit identique aux Caire, Cayre et Queyre du domaine occitan, lesquels procèderaient du latin quadrum « pierre équarrie »[44]. D’après ses formes anciennes, nous pensons que notre Caire représente bien le mot kêr au sens archaïque de « lieu enclos, fortifié », au même titre que l’ancienne paroisse de Caer dans le Morbihan, aujourd’hui Locmariaquer. Plus précisément, les formes récurrentes avec i pourraient témoigner d’une particularité phonétique bien connue du breton guérandais, à savoir la diphtongaison en position accentuée de -er en /èïr/, soit kêr > */kèïr/[45].

 


1424 : Ker, enfin       

 

La forme moderne Ker apparaît dans son entièreté en 1424 à Escoublac, dans Kerhogar (CN Kerouga°) et Kerpillet (toponyme disparu). Le second trahit un flottement indiscutable : une abréviation hésitante  a été raturée puis remplacée par la forme complète.

  



 

XVe-XVIe siècles : usage réflexe de Ꝃ produisant les formes redondantes Ꝃer et Ꝃaer

 

Finalement acquis au K barré, certains clercs en viennent à écrire inconsciemment le redondant Ꝃer. Cela s’observe notamment dans Ꝃerlan en 1466, Ꝃergaigne en 1473 et CosꝂer en 1555, tous trois à Guérande[46] (auj. Kerlan, Kergaigne et Le Cosquer), Ꝃerhinec en 1540 à Saint-Lyphard[47] (auj. Kerhinet), Ꝃer en 1557 à Assérac pour Caire[48], etc., ainsi que dans les noms de famille Le CodzꝂer en 1521 au Croisic[49] et de Ꝃer en 1555 à Guérande[50]. Se note même Ꝃaerfeil en 1534 à Saint-Joachim[51] (auj. Kerfeuille).

 


XVe au XVIIIe siècle : persistance et retour de Q

 

Bien que Ꝃ s’impose progressivement au XVe siècle au pays de Guérande, Q͡r et Quer se maintiennent en parallèle. Quer redevient même majoritaire dans le dernier tiers du XVIIe siècle, notamment dans les vastes registres du papier terrier établis de 1678 à 1683.

 

 


  

XVIe au XIXe siècle : K palatal exprimé par Cer, Cher ?, (-)Quier,  -quiert, Cœur ? et -quiere

 

La palatalisation de k devant e, phénomène ancien dans le breton du sud de la Vilaine, est difficilement restituable à l’écrit. Une solution est expérimentée en 1513 au Croisic pour exprimer k palatal dans kêr : le nom de famille Kerdavy est écrit Cerdavi[52]. Il est d’ailleurs possible que Chersperlin, variante du patronyme Kersperlin notée en 1546 dans le même registre, ait une fonction similaire[53].

 

L’insertion d’un i est une autre astuce. Dès 1418 à Guérande, le nom de famille Le Quendrec, variante de Le Quintrec, est écrit Le Quiendrec[54]. Ainsi *rekkêr, forme dialectale guérandaise de rakkêr, est noté Requiert en 1578 à La Turballe et Requier en 1602 à Pénestin[55], graphies courantes jusqu’au XVIIIe siècle. Sur la carte de Cassini[56] (fin du XVIIIe siècle), Le Penquer à Batz-sur-Mer, de pennkêr, est écrit Painquiere.

 

Les occurrences suivantes, plus tardives, expriment certainement des prononciations gallèses et non bretonnes. À Nivillac, Ꝃtudal de 1573 est devenu Cœurdal en 1680[57] (CN Le Kerda°) ; or cœur se prononce en gallo avec la dorso-palatale [c]. Plus près de nous, l’usage du i réapparaît très exceptionnellement au cadastre napoléonien. Se remarquent Le petit Quierviance° et La Fontaine Quiergal° à Guérande ; avec kêr en finale, signalons Route du Requier° à La Turballe, la Place du Requiert au Croisic étant une survivance du même procédé.



XVIe au XIXe siècle : -quert, -quere, -querre et -quaird


La finale -er se prononçant /é/ en français, les rédacteurs des actes recourent à divers artifices orthographiques pour restituer, dans cette position, le son /èr/ du breton. De fait, la chute des consonnes finales par influence du gallo touche l’ensemble des noms de lieux bretons du pays de Guérande depuis plusieurs siècles (cf. Mesquer traditionnellement prononcé /mèské/ ou /mèskié/[58]).

 

Tout d’abord, sur la base de mots français comme ouvert ou expert, le nom de famille de Quer vu plus haut est noté Dequert en 1513 au Croisic[59] ; le mot *rekkêr, à nouveau, est rendu par Le Requert en 1555 au Croisic, en 1684 à La Turballe, en 1731 à Pénestin[60], etc. (cf. Requiert ci-dessus).

 

L’ajout d’un simple e muet se note dans la saline du Requere en 1618 et Requere dudict Clis en 1680 à Guérande[61]. Le Raquere en Baud (56) est très similaire. Au cadastre napoléonien, Le Requerre° à La Turballe rappelle le français équerre, et, avec une graphie plus lourde, Le Requaird° en Assérac comprend un d final qui a pareillement pour objet de maintenir la prononciation de /r/.

 


1573-XIXe siècle : K, tout simplement

 

K majuscule seul, sans le moindre signe diacritique, peut exprimer kêr. Cet usage minoritaire se prolonge jusqu’à l’établissement du cadastre napoléonien.

              


 

1585 : apparition fugace de Ka

 

En 1585 à Piriac, les graphies Kaledan(n)ec (CN Kerlédent°), Kadrian (auj. Kerdrien), Kaguinio (auj. Kerdinio), etc., apparaissent dans un document déjà cité à côté d’occurrences en Kar, Ꝃ et Quer[62]. L’étrange Ka procède sans doute de coquilles ou d’une tentative d’abréviation, le document étant une copie de 1604. Ceci renvoie une fois de plus à la prononciation /kar/.

 

 

1678 : -TIER

 

Nous ne comptabiliserons pas ici les nombreuses formes altérées de kêr qui émaillent la toponymie contemporaine du Pays nantais. En raison d’accidents phonétiques divers, Ꝃguillermo de 1546[63] est aujourd’hui Caillermo à Herbignac, Quergyquello de 1552[64] a donné Quesquello à La Baule-Escoublac, Ꝃhuelle de 1608 a évolué en Truhel à Nivillac comme nous l’avons vu, etc. Nous ne tiendrons pas non plus compte des formes mutées en Guer- lues ici et là, lesquelles résultent du traitement normal en breton de ce mot féminin (kêr > ar gêr).

 

Il est en revanche intéressant de relever la graphie -tier, par fausse correction de palatalisation, dans Le Pentier en 1678 à Batz-sur-Mer[65] (auj. Le Penquer).

 

  


  

XIXe siècle : généralisation définitive de Ꝃ et Ker

 

L’établissement du cadastre napoléonien, dans la première moitié du XIXe siècle, donne lieu à la normalisation de la graphie de kêr.

 

L’usage de la lettre k est maintenant généralisé en Pays nantais. Ainsi, le K barré domine sans partage dans les états des sections du cadastre, hormis bien sûr pour les noms en Car du pays gallo ; Ker n’est pas rare. Toutefois, une poignée de Quer se remarque encore, notamment à La Baule-Escoublac et Guérande.

 

À la même période, les premières cartes d’état-major adoptent la graphie Ker de façon systématique dans l’ensemble de la Bretagne.




Conclusion

 

Kaer, Car, Quer, Qer, Quar, Q͡r, Kar, Ꝃ, Q͡ir, Ker, Ꝃer, Cer, -quert, Ꝃaer, Caer, Quaer, Quayr, Cher, Quair, Cair, K, Cayr, -quiert, Ka, (-)quier, Kair, -quere, -tier, Cœur, Caire, -querre et enfin -quaird sont, dans l’ordre chronologique d’apparition dans nos sources, les trente-deux graphies répertoriées en Pays nantais pour exprimer le breton kêr du haut Moyen Âge à nos jours. Certaines ont été peu utilisées ou sont même des hapax, tandis que d’autres abondent dans les documents anciens. Le XVIe siècle remporte la palme avec pas moins de vingt-et-une graphies différentes.

 

L’absence d’études comparables pour d’autres parties de la Bretagne ne permet pas de savoir si ce pullulement graphique est exceptionnel ; nous ignorons même si l’abréviation inédite Q͡r est attestée en dehors de notre zone de recherche. Néanmoins, en Pays nantais et particulièrement dans le pays de Guérande, zone bretonnante tardive placée sous l’influence directe de Nantes, l’intervention régulière de clercs ignorant le breton a dû favoriser la multiplication de graphies influencées par le latin, puis le français. Mais, en vérité, cette prolifération de variantes n’a rien d’étonnant : l’orthographe des noms propres n’a été fixée que récemment et il est habituel, entre autres choses, qu’un patronyme soit écrit de dizaines de façons différentes dans le même registre de baptême[66].

 

Nous avons vu que la palatalisation de k est à l’origine probable de cinq graphies. Il est d’ailleurs envisageable que le succès et la longévité de Quer soient à mettre pour partie au compte de cette tendance articulatoire, et pas uniquement d’une mode graphique. En effet, selon Grégoire de Rostrenen, « La lettre q a le même son chez les Bretons, & se prononce aussi fortement que le k hormis dans Vannes & dans la Haute-Cornoüaille où on prononce le q comme les François[67] Si nous comprenons bien, dans la grande partie sud-orientale du domaine bretonnant où la palatalisation de k devant e est fréquente (G. de Rostrenen omet de citer le pays de Guérande, ce grand oublié des études bretonnes), q peut exprimer au XVIIIe siècle un son palatalisé, sans doute la dorso-palatale [c], tandis que k concerne l’occlusive vélaire [k]. Nous avons toutefois constaté que les formes anciennes en Quer sont moins fréquentes en Bas-Vannetais et dans le sud-est de la Cornouaille qu’au pays de Guérande[68].

 

La diphtongaison en /èïr/ de la syllabe /èr/ en position accentuée est un particularisme très bien documenté du breton guérandais. Ce fait pourrait expliquer les formes diphtonguées relevées pour Caire en Assérac depuis le XVe siècle.

 

Par ailleurs, le K barré, qui est plutôt une abréviation de Kaer à l’origine, voire parfois de Kar, a lui-même connu une évolution considérable. Hérité de procédés graphiques médiévaux, il a été officiellement interdit en 1895 et à nouveau en 1955 afin que les noms propres ne soient plus abrégés[69]. En Pays nantais, son usage a été courant dans la première partie du XXe siècle pour dénommer des maisons dans la plupart des villes et stations balnéaires, ce qui prouve sa notoriété.

 

En dernier lieu, six graphies de kêr sur les trente-deux répertoriées subsistent aujourd’hui sur les cartes IGN ou dans l’odonymie. On trouve Ker et Car à l’initiale, -ker à une reprise en finale (Le Penker à Piriac-sur-Mer), -quer et -querre en finale (dont Le Cosquer à Guérande ; Le Requerre à Guérande), -quiert (Place du Requiert au Croisic), et enfin Caire en Assérac. En substance, quelques graphies désuètes ont échappé à la normalisation là où kêr n’a pas été identifié par les géographes et agents de mairie contemporains, particulièrement en finale des toponymes.

 


© Bertrand Luçon, 1er mai 2024.

 

 

 

Tableau chronologique :

 


 

 Abréviations :

 

ADLA : Archives départementales de Loire-Atlantique.

CN : cadastre napoléonien. Consultable en ligne sur https://archives.loire-atlantique.fr

NLBPN : Bertrand Luçon, Noms de lieux bretons du Pays nantais.


Sigle ° : formes tirées du cadastre napoléonien.

Sigle * : formes reconstituées.


 

Notes

 

[1] Joseph Loth, “Carhais ; Maraes ; Osismii ; Uxisama. — Caer ; car ; ker et la question de recul de la langue bretonne de la fin du Xe siècle jusqu'à nos jours”, Revue Celtique 24, 1903, p. 296.  Consultable en ligne : ici

[2] Cartulaire de Redon, feuillet 67v (Association des Amis des Archives Historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, Cartulaire de Redon - Abbaye Saint-Sauveur (DVD), Rennes 2005). Kaeruuen est inscrit en marge de cette charte qui concerne Piriac-sur-Mer (Penceriac). Bernard Tanguy, à la p. 95 de l’Index generalis (op. cit., vol. II), assortit l’identification à Kervin d’un point d’interrogation, peut-être en raison de la forme moderne en -in. Cependant, ce toponyme noté Ꝃven en 1479 et tout au long du XVIe siècle continue indiscutablement Kaeruuen (NLBPN, p. 129) ; Kervin procède d’une simple nasalisation de la finale.

[3] La Vilaine formait la frontière entre les évêchés de Nantes et de Vannes. Les communes de Pénestin, Camoël, Férel, La Roche-Bernard, Nivillac, Saint-Dolay et Théhillac, bien que placées dans le Morbihan lors de la création des départements en 1790, sont historiquement des communes du Pays nantais.

[4] Paul de Berthou, Cartulaire de Notre Dame de Montonac, Société Polymathique, Vannes 1964, p. 44, 65 et 72. L’auteur, p. 66, suppose qu’une faute de copie explique l’absence de u dans Qerraol. Kerroux est par ailleurs noté Querroul en 1445 et 1471, Q’Roul en 1470 et Queroulx en 1561 (ADLA E 1355).

[5] ADLA H 1.

[6] Selon Joseph Loth, la prononciation /kar/ employée en Haute-Bretagne est due à une ancienne diphtongue descendante /kaèr/, avec a fortement accentué ; cette diphtongue serait ensuite devenue ascendante, soit /kaèr/, d’où l'aboutissement ultérieur à /kèr/ (art. cit., p. 296).

[7] Henri Quilgars, Dictionnaire topographique du département de la Loire-Inférieure, Durance, Nantes 1906, p. 54, col. A.

[8] ADLA 185 J 106.

[9] ADLA 4 E 1.

[10] ADLA B 682.

[11] ADLA 198 J 97.

[12] ADLA E 1227.

[13] ADLA E 557. On lit aussi Carlieuc dans le document.

[14] Archives départementales du Morbihan, 12 J 38.

[15] Archives départementales de la Vienne 3 H 1 786, ADLA B 2964 et B 1484.

[16] ADLA 198 J 97.

[17] ADLA B 1479.

[18] ADLA B 2964, B 1484 et B 1478.

[19] ADLA E 206.

[20] ADLA B 1817 et E 340.

[21] ADLA B 1874.

[22] ADLA 1 E 684 (copies de la fin du XVe siècle).

[23] ADLA 268 J 3 (copie de 1604).

[24] ADLA B 1476, 1 E 684 et B 1475.

[25] ADLA B 1462, B 1484, 1 J 227 et 198 J 97.

[26] ADLA B 1462.

[27] ADLA 198 J 98.

[28] ADLA B 1489 et B 1490.

[29] ADLA B 1491.

[30] Registre de baptême de la paroisse Notre Dame de Pitié. Consultable en ligne : ici

[31] ADLA E 287.

[32] ADLA B 1484. Dans NLBPN, p. 90, nous donnons par erreur la date de 1397.

[33] Cela est commun : en 1415 à Mesquer, le village de Kervarin est d’abord orthographié ꝂVarin, et quelques lignes plus loin se lit « la baule de Quarvarin serante à lestier de Quervarin » (ADLA B 1475).

[34] ADLA B 1459 et B 1462.

[35] Consultable en ligne : ici

[36] On lit notamment de Kaerendrein, et pour Kar de Kardris. Ce document (ADLA E 20, pièce n° 5) comporte également un forme Kenez, avec K simple, qui pourrait abréger Kerenez (ou *Kaerenez, ou *Karenez).

[37] Alain de Kaermouen en 1294 (ADLA E 132).

[38] Olivier de Kaergornadech en 1294 (ADLA E 22).

[39] De Kaeranbarz dans le même document.

[40] ADLA B 1834 et B 1824.

[41] ADLA B 1462, B 1484 et B 1473. 

[42] ADLA  1 E 684 (copie de la fin du XVe siècle).

[43] ADLA B 1441, E 287, E 284, E 300, E 285.

[44] Quadrum explique les mots occitans caire « rocher, coin, côté », cairo « roche », cayre « grosse pierre, rocher, pierre anguleuse, pierre de taille » (André Pégorier, Les noms de lieux en France, Glossaire de termes dialectaux, Institut Géographique National, 3e édition, Paris 2006, p. 98 et 115). Cf. le toponyme Le Caire (04), noté de Cadro en 1218 (Albert Dauzat et Charles Rostaing, Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France, 2e édition revue et complétée par Ch. Rostaing, Librairie Guénégaud, Paris 1996, p. 131 col. A). En zone bretonnante, quadrum aurait normalement abouti à *Coaz(d)re aux XVe et XVIe siècles, puis finalement à *Coare ; cf. le breton koarell « semelle », de quadrellum, en moyen breton coazrell.

[45] La forme attestée en breton de Batz-sur-Mer est /kér/, où la diphtongue n’est pas notée (Pierre Le Roux, Atlas linguistique de la Basse-Bretagne, Pilhon et Hommay, Rennes 1924. Carte n° 366, consultable en ligne : ici ). Cependant, certains mots du parler de Batz sont donnés avec ou sans diphtongue en fonction des sources, pour des raisons probables de contexte. Ex. : "dix-sept" est noté /sèntèïk/ par Le Roux (Op. cit., carte n° 133, consultable en ligne : ici) et señtek par Paulin Benoist, qui note pourtant la dipthongue dans uneik "onze", doeik "douze", triheik "treize", piarheik "quatorze" et piamheik "quinze" (Gildas Buron, « Paulin Benoist (20 avril 1857 - 24 novembre 1917), notaire, collectionneur de « vieilles choses », érudit, bibliophile et collecteur du breton de Batz », Les Cahiers du Pays de Guérande, n° 52, 2011, p. 63).

[46] ADLA B 1469, B 1484 et 1500.

[47] ADLA B 1455.

[48] ADLA E 287.

[49] Registre de baptême de la paroisse Notre Dame de Pitié.

[50] ADLA B 1500.

[51] ADLA B 1834.

[52] Registre de baptême de la paroisse Notre Dame de Pitié.

[53] On ne peut exclure que ch exprime ici /k/ : on trouve dans ce registre Charnac pour Carnac, Charo pour Caro, Chochen pour Cochen, etc., qui ne semblent pas être des formes mutées en c’h. À noter que Cher pour kêr se relève dès 1058 à Quimper.

[54] ADLA B 1462.

[55] ADLA 47 J 12 et E 284.

[56] Carte générale de la France. 159, [Belle-Île], établie sous la direction de César-François Cassini de Thury. Consultable en ligne : ici

[57] ADLA B 1916.

[58] NLBPN, p. 363. À noter que Mesquer ne comprend pas kêr en final : il s’agit plus probablement d’un mot *mesker apparenté au gascon mascaret « vague qui remonte l’estuaire d’un fleuve », d’un pré-indo-européen *maskaro (Gildas Buron, « Sur quelques toponymes du pourtour de la baie de Mesquer », revue Histoire et Patrimoine n°80, janvier 2014, APHRN, note 10 p. 100).

[59] Registre de baptême de la paroisse Notre Dame de Pitié.

[60] ADLA B 1494, 47 J 20 et 4 E 148 3.

[61] ADLA B 1463 et B 1511.

[62] ADLA 268 J 3, cf. Kargourbel supra.

[63] ADLA E 296.

[64] ADLA 198 J 34.

[65] ADLA B 1514.

[66] Nous en donnons des exemples dans Noms de famille bretons du pays de Guérande, TIR, Saint-Brieuc, 2023 (p. 26 et passim). Voir le livre : ici.

[67] Grégoire de Rostrenen, Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton, chez Julien Vatar, Rennes 1732, introduction p. 15. Cité par Erwan Le Pipec dans « La palatalisation vannetaise », La Bretagne Linguistique, 2015, 19, p. 297-327. Consultable en ligne : ici.

[68] Jean-Yves Plourin et Pierre Hollocou, Toponymie bretonne et patrimoine linguistique. Des sources de l'Ellé à l'Île de Groix, Emgleo Breiz, Brest 2014.

[69] Bernez Rouz, « Le K barré : Ꝃ, dans les noms commençant par Ker, une spécificité bretonne qui déroute les généalogistes », 7 avril 2024. Consultable en ligne : ici.

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