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Le bon sens d'une limite

Dernière mise à jour : 8 déc. 2023



Dans son ouvrage Les noms de lieux bretons de Haute-Bretagne (cf. bibliographie), Jean-Yves Le Moing a redéfini avec précision la limite orientale de la zone où l’on trouve des toponymes bretons en Bretagne, la faisant à raison passer beaucoup plus à l’est, dans le Pays nantais, que la très inexacte limite tracée par Joseph Loth en 1907 (Luçon, 2017, p. 44).


Cette limite correspond également à celle entre noms en –ac et –é. Pour rappel, les noms en –ac de Bretagne, à l’ouest de ladite ligne, semblent avoir été figés sous cette forme par la phonétique celtique, tandis que ceux en –é (ou –ay), à l’est, montrent le même suffixe en évolution purement romane. Marignac en Saffré (44) s'oppose ainsi à Marigné en L'Hermitage (35) ; Passac en Héric (44) s’oppose à Passay en La Chevrolière (35) ; Parignac en Fay-de-Bretagne (44) s'oppose à Parigné (35), etc.

Pourcentage de toponymes bretons en Haute-Bretagne dans les nomenclatures de l’INSEE

Jean-Yves Le Moing, Les noms de lieux bretons de Haute-Bretagne.

Une question de taille demeure cependant. La ligne ainsi définie marque-t-elle l’avancée extrême du breton vers l’est au haut Moyen Âge, comme l'a prétendu Joseph Loth, ou, au contraire, comme l'ont soutenu François Falc’hun et Bernard Tanguy, un arrêt temporaire du recul vers l’ouest de la langue gauloise face à la pression de la langue romane ? (cf. bibliographie).

Prenant à témoin la forme en S de cette ligne qui passe à l’ouest de Nantes et Rennes, François Falc’hun observait : « Il n'est pas concevable que, si l'existence aujourd'hui d'une langue celtique en Bretagne est la conséquence directe de l'immigration bretonne, cette langue ait progressé en pointe vers l'Est en évitant Rennes et Nantes, quand c'est la conquête de Rennes et de Nantes par les Bretons qui a donné au royaume, puis au duché et à la province de Bretagne ses limites définitives » (1963, p. 160).


Ce à quoi Jean-Yves Le Moing, bien que n’étant pas opposé à une origine partiellement gauloise de la langue bretonne, a objecté : « (…) mais pour les personnes au fait de la stratégie militaire, ces contours représentent plutôt une tentative d’encerclement de Rennes et de Nantes, dont la conquête sera effectivement réalisée » (1990, p. 314).


Face à ces interprétations radicalement opposées, il paraît utile d’apporter un nouvel élément de réflexion qui a le mérite de la simplicité.


Tout près de chez nous, une région présente une situation linguistique qui, par certains aspects, fait écho à celle de la Bretagne. Il s’agit bien entendu de la Normandie, laquelle se caractérise par une toponymie scandinave dont la densité augmente dans les zones les plus intensément colonisées par les Vikings. Et là, le doute n’est pas permis : il est établi de façon indiscutable que cette toponymie est due à la brusque importation de langues à partir de pays étrangers (Danemark et Norvège) au 9e siècle. Il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que ces langues étaient parlées sur place antérieurement au latin. La comparaison est d’autant plus intéressante que la conquête de la Normandie par les Vikings est contemporaine de celle des pays de Nantes et de Rennes par les Bretons.


Voici une carte de la densité de toponymie scandinave en Normandie qui, par un heureux hasard, reprend les mêmes codes couleur que celle de Jean-Yves Le Moing :




Arnaud Le Fèvre, « Les Vikings en Normandie : L’apport scandinave en Normandie »



Un fait saute aux yeux qui oppose d’emblée la situation de la Normandie à celle de la Bretagne : tandis que la toponymie bretonne se tient à l’écart de Nantes et Rennes, comme sous l’effet d’un répulsif, la forte densité de toponymie scandinave englobe trois des quatre cités principales de Normandie au Haut Moyen Âge, à savoir Rouen, Bayeux et Evreux ; seule Lisieux se trouve en dehors. Se voient même deux saillies très nettes en direction de Rouen et Evreux, ainsi qu'une plus modeste à partir de la côte en direction de Coutances, cité de moindre importance mais siège épiscopal qui est à l’origine du nom du Cotentin. Notons que l’essor de Caen, ville nouvelle du 11e siècle, est postérieur aux invasions vikings (Bouet et Neveux, 2006).


Autre différence notable, alors qu’en Haute-Bretagne la densité de toponymes bretons baisse selon un dégradé plutôt régulier d’ouest en est, en Normandie la zone de plus forte densité se trouve en quatre points au contact direct de la zone purement romane (Evreux, Pitres, Dieppe, Garnetot).

En Normandie, la route des conquérants altimédiévaux se suit donc de façon nette et brusque à la trace de la toponymie qu’ils ont créée. Mais pas en Bretagne orientale où, en comparaison, la toponymie bretonne paraît très émoussée, hormis au sud-ouest.


Il serait illusoire de chercher à trancher la question à partir de ces seules observations. D’autres facteurs sont à prendre en compte dont les voies navigables, le réseau routier, les habitudes stratégiques et les modes de déplacement des armées, la défense opposée aux conquérants, les colonies de peuplement, le renouvellement de la toponymie, le mode de calcul de la densité toponymique, etc. Sans oublier le hasard.


Il est néanmoins légitime de se demander pourquoi deux situations similaires et simultanées, celle de la Normandie nouvellement conquise et celle de la Marche de Bretagne nouvellement conquise, toutes deux prises aux Francs, se traduisent par des faits toponymiques opposés.

Une différence, et pas des moindres, est que les langues scandinaves n’ont pas survécu en Normandie au-delà du 12e siècle : la vigueur de la colonisation normande aura accouché d’un feu de paille linguistique. Par contraste, le breton est toujours parlé jusqu’aux abords de Vannes, alors que cette zone était encore sous contrôle franc renforcé au 8e siècle ; et que dire du pays de Guérande ?...


Par ailleurs l’évolution –ac > -é était sans doute achevée de longue date lorsque les Bretons prirent possession des pays de Nantes et Rennes : des formes en –é sont notées dès le 6e siècle en domaine roman d’oïl (Tanguy, 1980, p. 448). Il est par conséquent peu probable que les armées de Nominoë soient à l’origine de la fossilisation du suffixe sous la forme -ac.


En bref, faits politico-militaires et linguistiques ne font pas bon ménage en Bretagne. Si l’on se penche sur la partie de la région conquise en 851, présence de la langue bretonne et conquête bretonne ont non seulement l’air de ne pas suivre les mêmes routes mais aussi d’être séparées par deux bons siècles dans le meilleur des cas.


Pour le moins, la comparaison avec la Normandie n’appuie pas le fait que la limite des noms en –ac et –é en Bretagne puisse refléter une stratégie de conquête de Nantes et Rennes par les Bretons, et par conséquent l’avancée extrême du breton au 9e siècle. Sur ce point précis, l’analyse de François Falc’hun paraît marquée du sceau du bon sens.

D’autre part, et toujours par comparaison avec l’exemple normand, la remarquable permanence du breton dans des zones échappant à un contrôle breton effectif avant l’an 850 engage à le considérer dans ces lieux comme une langue solidement implantée, et par conséquent très ancienne. Et ce ne sont certainement pas les razzias de Waroch à la fin du 6e siècle qui ont ancré durablement le breton au sud de la Vilaine : la présence viking en Pays nantais, bien que considérable et avérée par l’archéologie (au contraire de toute colonisation bretonne d'Outre-Manche), n'a laissé aucune trace dans la toponymie. L'on pourrait ajouter que l'ancien évêché de Rennes, lui aussi touché par les razzias de Waroch, est quasiment vierge de toponymes bretons.


En conclusion, l’hypothèse d’une pression de la langue romane sur des populations rurales de langue celtique, pression exercée de façon ininterrompue depuis l’Antiquité via la vallée de la Loire d’abord et ensuite, une fois le celtique confiné dans la péninsule armoricaine, à partir des centres urbains majeurs que sont Nantes et Rennes, est sans nul doute plus plausible que celle de l’avancée ultime d’une langue importée de façon brusque.



14 juin 2020.




Bibliographie :


- Pierre BOUET (dir.) et François NEVEUX (dir.), Les Villes normandes au Moyen Âge. Nouvelle édition. Caen : Presses universitaires de Caen, 2006. Disponible en ligne, à lire ici.

- François FALC’HUN, L’histoire de la langue bretonne d’après la Géographie Linguistique, Tome 1 Texte, P.U.F., Paris 1963.

- Arnaud LE FEVRE, « Les Vikings en Normandie : L’apport scandinave en Normandie ». Société historique Hag’Dik, sans date. Disponible en ligne, à lire ici.

- Jean-Yves LE MOING, Les noms de lieux bretons de Haute-Bretagne, Coop Breizh, Spézet 1990.

- Bertrand LUÇON, Noms de lieux bretons du Pays nantais, Yoran Embanner, Fouesnant 2017.

- Bernard TANGUY, « La limite linguistique dans la péninsule armoricaine à l'époque de l'émigration bretonne (IVe-Ve siècle) d'après les données toponymiques ». In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 87, numéro 3, 1980. pp. 429-462. Disponible en ligne, à lire ici.

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