Saint-Lyphard : Gros Fossés, Grand Fossés et Fauzard.
- Bertrand Luçon
- 9 oct.
- 8 min de lecture
Les Gros Fossés sont un ensemble fossoyé remarquable situé au nord du bourg de Saint-Lyphard. Subsistant aujourd’hui sur une longueur d’environ trois cents mètres sous la forme d’un fossé large de huit mètres flanqué au sud d’un levée de terre haute de quatre à cinq mètres, ils s’étendaient originellement de la Brière à l’étang de Pompas en Herbignac, soit sur plus de trois kilomètres. Dans leur partie orientale, ils formaient jusqu’en 1828 la limite séparative des communes de Saint-Lyphard et d’Herbignac[1].
La fonction comme la datation des Gros Fossés demeurent incertaines et ont suscité de nombreuses hypothèses : rempart gaulois, retranchement romain, canal de navigation ou canal médiéval d’écoulement des eaux de la Brière (cf. bibliographie). Les sondages et prospections menés en 2018 et 2019 sous la direction de Pauline Peter n’ont pas permis de livrer des conclusions définitives. L’ensemble pourrait être médiéval ou même tardo-antique, son rôle défensif étant probable[2].
Cet article a pour simple objet de présenter les mentions des Gros Fossés que nous avons recensées dans les documents anciens de la sénéchaussée de Guérande. Nous en tirerons diverses informations sur les appellations employées autrefois en français et en breton, mais aussi un indice linguistique concret quant à la datation de cette structure.
Tout d’abord, pour des raisons essentiellement documentaires, on ne trouve pas mention des Gros Fossés avant le milieu du XVe siècle. Voici les formes anciennes relevées, accompagnées de leur référence archivistique entre parenthèses (cf. « abréviations ») :
1452 : la grande fosse (ADLA B 1489) ; à Saint Liphart pres les fossés dudit lieu (ADLA B 1480).
1463 : entre l’estanc de Pontpast, la croez de Pontsarff et les fossés de S(ain)t Liphart (ADLA 1 E 571).
1465 : les fossés de Saint Liphart (ADLA B 1480).
1477 : le grant fossé (ADLA B 1489).
1508 : les grans fossez de Sainct Liphart (ADLA B 1480).
1532 : les grans fossez (ADLA B 1480).
1541 : le grant fossé (ADLA B 1493).
1602 : les grandz fossez (ADLA E 289).
1611 : le grand fossé ; les grands fossés (ADLA B 1496).
1649 : les grands fossèz de Sainct Liphard (ADLA E 298).
1681 : les grands fossez de S(ain)ct Liphard (ADLA B 1504).
1780 : le Grand Fossé (Jean-Baptiste Ogée, cf. bibliographie, p. 777).
1825 : Maison des Gr(and)s Fossés (plan de la section B1 du cadastre napolénien de Saint-Lyphard).

« à Saint Liphart p(rès) les fossés dudit lieu », 20 novembre 1452 (© ADLA B 1480).
L’appellation varie sensiblement au cours des siècles. Nous notons d’abord que la première mention fait apparaitre le mot « fosse ». On peut lire fosses ou fossés dans les trois suivantes, les accents n’existant pas à cette époque[3] et aucun élément ne permettant de définir le genre du mot ; nous avons pris le parti d’écrire fossés en considération des occurrences ultérieures. Ensuite, l’adjectif « grand » est optionnel au XVe siècle avant de devenir systématique, y compris lorsque la localisation « de Saint-Lyphard » est adjointe. Une hésitation récurrente entre singulier et pluriel se note et, outre la forme employée par Ogée en 1780, la dénomination se stabilise en « Grands Fossés » au XVIIe siècle. Enfin, la forme de 1463 présente l’intéressante particularité de mentionner l’ouvrage dans sa partie la plus occidentale, c’est-à-dire aux environs de l’étang de Pompas.
Premier constat, l’appellation « Gros Fossés » paraît encore inconnue en 1825. Sa première attestation apparaît, sauf erreur, dans le dictionnaire de l’abbé Pinson en 1857[4]. Par la suite, nous relevons :
1869 : Grans-Fossés (Joseph Desmars).
1874 : Grands-Fossés (René Kerviler).
1882 : Grands-Fossés (Pitre de Lisle du Dréneuc).
1888 : les G(ran)ds Fossés (cf. illustration ci-dessous).
1889 : Gros-Fossés (Léon Maître).
1905 : les Grands-Fossés (Henri Quilgars).
Début du XXe siècle : « La Brière - Le Port des Grand Fossés en Saint-Lyphard » (carte postale non datée et d’éditeur inconnu[5]) ; une curée (canal) de la Brière aujourd’hui nommée « les Gros Fossés » aboutit à l’emplacement du port en question.
1914 : les Gros Fossés (cf. illustration ci-dessous).
1959 : les Grands-Fossés (Marcel Maulini).
1973 : Gros Fossés (Gabriel Bellancourt).
2025 : les Gros Fossés (carte IGN au 1/25 000e).
(On se reportera à la bibliographie pour les auteurs cités). Nous ignorons si le changement de dénomination est justifié par l’emploi d’une forme double ou s’il procède d’une erreur, cas de figure hélas fréquent dans la toponymie. Nous nous contenterons de citer ici le hameau de La Bretonière en Quilly (44), devenu La Bretenierge pour des raisons obscures[6]. Quoi qu’il en soit, le nom français séculaire de l’ouvrage est incontestablement « Les Grand Fossés ».


Extraits du « Plan cadastral du canton d’Herbignac - Planche XX » de 1888 et 1914 (© ADLA) ;
en haut les G(ran)ds Fossés (1888), en bas les Gros Fossés (1914).
Ceci étant établi, l’emploi de « fosse » en 1452 a attiré notre attention. Nous soupçonnons là une traduction du breton foz, mot qui signifie aussi bien « fosse » que « fossé ». Rappelons que Saint-Lyphard était encore en zone de langue bretonne en 1695[7] et n’a dû être totalement francisé que dans le courant du XVIIIe siècle. Il serait étonnant qu’une structure aussi remarquable que les Grands Fossés n’ait pas reçu de dénomination dans la principale langue historique de la commune. Or non seulement cette forme existe, mais elle a même été figée dans la toponymie : c’est Le Fauzard, du vieux breton *fos ard « fossé élevé, haut »[8]. Cet ancien hameau aujourd’hui absorbé par le bourg de Saint-Lyphard jouxte les Grands Fossés au sud. En voici les formes anciennes :
1452 : Ffosart (ADLA B 1480).
1465 : Fossart (ibid.).
1599 : Fozard (ADM E 5104).
1601 : Fossart (ADLA E 298).
1608 : Fozart (ADM E 5104).
1611 : Fossac (ADLA B 1496).
1623 : Fossard (ADLA E 298).
1645 : Fozard (ADLA E 1480).
1649 : aux grandz fossés de Fosard (ADLA E 298).
1657 : Fauzar ; Fozard (ibid.).
1679 : Fosar ; Fozar, (ADLA B 1502) ; Fauzard ; Fozard (ADLA B 1505).
1680 : Fozard (ADLA E 282).
1681 : Fozard (ADLA B 1504).
1687 : Foza (ADLA 1 E 567).
1769 : Fauza (ADV H 3 786).
Cette appellation, qui pour le coup ne varie guère au fil des siècles, est aussi bien documentée que la française et à compter de la même année exactement. De prime abord, elle soulève un problème d’ordre syntaxique : l’adjectif étant placé avant le nom en vieux breton, on attendrait *ard fos comme dans rud fos « fossé rouge » attesté en 821 à Ruffiac (56)[9]. Cependant l’adjectif ard apparaît postposé dans plusieurs exemples vieux bretons dont le plus célèbre est Dinard (35, Dinart 1210) < din ard « colline, forteresse élevée ». Ard se prononçait [arð] en vieux breton ; [ð][10] ayant tôt abouti à [h] en breton guérandais, les formes du XVe siècle sont sans doute déjà à lire [fozarh], si ce n’est même [fozar]. La chute de /r/ final par influence gallèse s’observe ensuite dès 1611 dans Fossac, où -ac est une notation pseudo-étymologie pour -/a/[11]. L’usage régulier du graphème <ss> pour noter la liaison [z] dans foz ard ne doit pas surprendre : cf. la Vasière Mouizan ou Mouissan en 1619 à Mesquer[12], du nom de famille Moisan. Ajoutons que la graphie non étymologique en <au> se relève à partir du XVIIe siècle ; elle laisse supposer une diphtongue ancienne qui n’a pas lieu d’être. Enfin, l’ajout de l’article défini « Le » est à l’évidence tardif : aux états des sections du cadastre napoléonien de Saint-Lyphard, on relève une hésitation dans Jardin derrière le Fausard qui est immédiatement suivi par V(illa)ge de Fausard (section B1 du Bourg, parcelles n°274 et 275, vers 1825) ; on lit encore à Fauzard en 1890 dans le registre de délibérations municipales.
Bien que la mention de 1649 associe clairement Le Fauzard aux Grands Fossés, nous ne pensons pas pour autant que le second soit une traduction du premier : la différence sémantique est trop grande. Nous avons vu que l’adjectif archaïque ard appartient au vieux breton, état de langue dont la période s’étend du VIe au XIe siècle. Sans doute incomprise dès le Moyen Âge central, l’appellation foz ard doit donc être considérée comme une forme figée désignant un lieu habité et non comme le nom courant donné aux Grands Fossés par les bretonnants lyphardais au XVe siècle et ultérieurement. Si, comme nous le supposons, le rédacteur de 1452 a traduit par « grande fosse » une appellation exprimée en breton, il s’agit plus certainement de *foz vras ou *foz veur « grand fossé, grande fosse », ce qui expliquerait la constance des formes françaises en « grand ».
En dernier lieu, nous voulons souligner que Le Fauzard fournit un terminus ad quem quant à la datation des Grands Fossés. Sauf à admettre un emploi plus tardif de l’adjectif ard dans le breton du pays de Guérande que dans le reste du domaine bretonnant - ce dont il n’existe aucun signe -, il s’avère que l’ouvrage existait au XIe siècle au plus tard[13]. L’indice n’est guère précis mais il ne manque pas d’intérêt étant donné la difficulté à dater les Grands Fossés ; ceci nous rappelle que la toponymie peut être une (modeste) auxiliaire de l’archéologie dans certains cas.
En conclusion, trois choses sont à retenir. Premièrement, le nom français ancien des Gros Fossés est « Les Grands Fossés ». Secondement, le nom vieux breton de l’ouvrage subsiste dans le toponyme Le Fauzard « fossé élevé, haut » qui, pour des raisons étymologiques, serait d’ailleurs mieux écrit Fozard. Enfin, point particulièrement intéressant, ce toponyme breton de formation archaïque confirme le caractère au moins millénaire des Grands Fossés.
Bertrand Luçon, 9 octobre 2025.
Abréviations :
ADLA : Archives départementales de Loire-Atlantique.
ADM : Archives départementales du Morbihan.
ADV : Archives départementales de la Vienne.
NLBPN : Bertrand Luçon, Noms de lieux bretons du Pays nantais.
Notes :
[1] Cette limite a été modifiée par ordonnance royale du 13 mai 1829 (plan de la section J du cadastre napoléonien de Saint-Lyphard).
[2] Pauline Peter, 2022.
[3] L’accent aigu et l’accent grave ont été introduits dans l’imprimerie vers 1530 pour distinguer les divers sons de la lettre e. Dans les documents manuscrits, les pluriels des mots en -é demeurent écrits -es ou -ez bien après cette date.
[4] Félix Joseph Pinson, 1857, P. 328.
[6] Hervé Tremblay, 1996, p. 197.
[7] Carte de J.B. Nolin, cf. bibliographie.
[8] NLBPN, p. 308.
[9] AHID, Cartulaire de Redon, folio 87 recto.
[10] Ce son est le th anglais de « the, then, that… ».
[11] Tous les noms en -ac de la région étaient traditionnellement prononcés avec une finale en /a/. Les prononciations actuelles sont influencées par les formes écrites.
[12] ADLA B 834.
[13] Qu’il ait servi de limite de paroisse sur une partie de son tracé est un autre indice de grande ancienneté. Les voies romaines ont souvent joué le même rôle.
Bibliographie :
(AHID) Association des amis des archives historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, Cartulaire de Redon – Abbaye Saint-Sauveur (DVD), Rennes, 2005.
BELLANCOURT Gabriel, « La Brière aux temps préhistoriques », Le Parc Naturel Régional de Brière, fascicule extrait de Pen ar Bed (revue), 1973, p. 29-30. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
DE LISLE DU DRENEUC Pitre, « Dictionnaire archéologique de la Loire-Inférieure : seconde partie », Bulletin de la Société archéologique de Nantes et Loire-Inférieure, vol. 22, 1883, p. 41. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
DESMARS Joseph, La Presqu'ile Guérandaise et les Bains de mer de la Côte, Guide du tourisme, Le Pouliguen, 1869, p. 151.
KERVILER René, « Note sur une villa gallo-romaine à Clis près Guérande », Bulletin de la Société archéologique de Nantes et Loire-Inférieure, vol. 14, 1875, p. 118. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
MAÎTRE Léon, « De l'emplacement de Grannona et des origines de Guérande », Annales de la Société académique de Nantes et du département de la Loire-Infèrieure, vol. 10, n° 6, 1889, p. 310. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
MAULINI Marcel, « Vidimus sur l’archéologie préhistorique de la presqu’île guérandaise », in: Ogam n°64-65, tome XI fascicules 4-5, septembre 1959, p. 263. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
NOLIN Jean-Baptiste, La province ou duché de Bretagne divisée en Grandes Parties, qui sont la Haute, et la Basse Bretagne (carte), chez J.B. Nolin, Paris, 1695. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Voir ici : lien
PETER Pauline, « Saint-Lyphard – Les Gros Fossés » [notice archéologique], ADLFI. Archéologie de la France - Informations [En ligne], Pays de la Loire, mis en ligne le 20 novembre 2022, consulté le 9 octobre 2025. URL : lien
PINSON Félix Joseph (Abbé), Dictionnaire des lieux habités du département de la Loire-Inférieure, Armand Guéraud et Cie, Nantes, 1857. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
QUILGARS Henri, Guide Historique et Archéologique de la Presqu’île Guérandaise, Première édition, Imprimerie Lafolye frères, Vannes, 1905, p. 28. [En ligne], consulté le 9 octobre 2025. Lire ici : lien
TREMBLAY Hervé, Noms de lieux et itinéraires anciens en Loire-Atlantique, chez l’auteur, Bouvron, 1996.




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